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 Projet After Nadar (Mission Photographique du Grand Est)

Le Grand Est vu du ciel, une expérience de terrain

Étienne Hatt / Janvier 2021


Notre imaginaire collectif est désormais algorithmique et accessible en quelques clics. Tapons « paysage » et « Grand Est » dans Google Images. S’affichent alors à l’écran des villages avec leurs clochers, des espaces cultivés où prédomine la vigne et des étendues vallonnées recouvertes de forêts. En scrollant, la cathédrale de Reims et le Haut-Kœnigsbourg finissent par apparaître. Les lumières sont belles, les couleurs vives et les arcs-en-ciel étonnamment fréquents. Ces paysages sont sans doute typiques mais ils sont aussi stéréotypés. Ils ne présentent qu’une vision pittoresque, idéalisée et uniforme du Grand Est. On pourrait imaginer un artiste s’en saisir et pointer la standardisation du regard ou la répétition de poncifs visuels, à la manière de Corinne Vionnet qui superpose des dizaines de vues d’un même lieu trouvées sur internet, ou de Penelope Umbrico qui altère les photographies touristiques en recourant à l’excès aux applications de traitement d’images. 
Loin de là, les cinq lauréats de la Mission Photographique Grand Est ont cherché à dépasser cette imagerie de carte postale pour documenter la réalité du territoire. Ils ont adopté deux stratégies. La première consiste à se confronter aux paysages, à les arpenter, parfois équipé d’une encombrante chambre photographique, ou à rencontrer ceux qui y vivent. C’est ce qu’ont entrepris, chacun avec sa méthode et sa finalité, Olivia Gay, Bertrand Stofleth, Éric Tabuchi et Beatrix von Conta. Au contraire de ces approches de plain-pied des territoires inscrites dans la tradition des missions photographiques, Lionel Bayol-Thémines a, quant à lui, pris de la hauteur et renoué avec les expérimentations de l’un des premiers grands praticiens, Nadar, dont les tentatives de photographie aérienne remontent à la fin des années 1850. 
Bayol-Thémines a centré son enquête sur le rapport de l’humain à la nature révélé par l’occupation et l’aménagement de l’espace. Il s’est attaché aux marges des zones habitées et à la présence de la végétation dans la ville. Pour la mener à bien, il a utilisé Google Earth, les images satellites fournies par le Service régional de traitement de l’image et de télédétection (SERTIT) d’Illkirch-Graffenstaden et produit ses propres vues à l’aide d’un drone. Dans le prolongement des pratiques appropriationnistes du 20e siècle qui, à la faveur d’internet, ont connu un regain au 21e, Bayol-Thémines livre telles quelles les images cadrées dans Google Earth du pourtour des villes de Metz, Mulhouse, Nancy, Reims et Strasbourg ou, pour donner des éléments de comparaison historique, retrouve dans Google Earth le cadrage d’anciennes photographies aériennes. Mais il transforme aussi les données fournies par le SERTIT pour élaborer sa propre cartographie des cinq grandes villes du Grand Est ou, de manière encore plus abstraite, faire ressortir la canopée strasbourgeoise. 
Les images qu’utilise Bayol-Thémines s’opposent terme à terme aux photographies de paysage de plain-pied. Ces dernières sont prises par un opérateur et dictées par un point de vue humain, elles sont le plus souvent frontales et plates et ne donnent, même quand elles composent une série, qu’une vision fragmentaire du territoire. Au contraire, celles convoquées par Bayol-Thémines sont automatisées ou non humaines. Elles sont prises et parfois analysées et modélisées en 3D par des machines et des intelligences artificielles qui suivent des programmes. Aériennes, elles offrent un point de vue oblique ou vertical sur le territoire. Enfin, elles en présentent une vision continue. En effet, l’artiste a aussi extrait des vidéos de Google Earth qui survolent les pourtours de Metz, Mulhouse, Nancy, Reims et Strasbourg, tandis que les images prises par son drone sont organisées en séquences ou, à l’inverse, synthétisées en une seule vue globalisante.
Ces images automatisées, aériennes et continues prennent acte d’un changement, celui de la nouvelle condition de l’image à l’ère numérique, parfois qualifiée de condition post-photographique (1), caractérisée par la démultiplication et la diversification des appareils de prise de vue et l’hyper-abondance et accessibilité des images sur les réseaux. Ainsi, les nouvelles images mobilisées par Bayol-Thémines documentent-elles l’évolution de notre rapport médiatisé au réel, mais sont-elles un bon moyen de documentation et d’analyse du territoire ? 
Si la vision verticale des images satellites fournies par le SERTIT apparente ces prises de vue à des cartes, le point de vue oblique offert par Google Earth permet une compréhension d’autant plus juste du territoire que le logiciel ne cesse d’être perfectionné et alimenté par des vues actualisées. Il semble loin le temps où, au début des années 2010, Clement Valla pouvait réaliser sa série Postcards from Google Earth qui, exploitant les failles du système, montrait des paysages en train de fondre et des routes épousant des reliefs incongrus. Certes, les images de Google Earth ne cachent pas leur nature synthétique et les couleurs et surfaces peuvent sembler artificielles. Mais les vraies limites du logiciel tiennent davantage à la couverture inégale des territoires et au traitement différencié de certaines fonctions. Si les zones péri-urbaines qui ont retenu l’attention de Bayol-Thémines sont, à la différence des zones rurales, bien couvertes, l’artiste a pu constater que, depuis l’été 2019, l’usine PSA de Mulhouse, d’abord visible en 3D, fut remplacée par une forêt avant de réapparaître, mais seulement en 2D. S’agissait-il de défauts ou de mesures de confidentialité ? Dans tous les cas, même s’il existe là aussi des restrictions, cette source peut être complétée par l’usage d’un drone. C’est ainsi que Bayol-Thémines a rephotographié avec son drone et modélisé en 3D un quartier de Reims, une zone frontière avec la campagne déjà capturée dans Google Earth.  
Quel peut être l’apport de ces vues aériennes et de leur modélisation 3D ? Sur le sujet des pourtours de la ville, on peut rapprocher les travaux de Bayol-Thémines de la série Marges (2007-08) de Patrizia Di Fiore qui porte sur les zones pavillonnaires ou commerciales autour des villes de Haute-Normandie (2). Comme d’autres photographes de plain-pied, Di Fiore semble avoir recherché l’image emblématique de la frontière entre la ville et la campagne et l’avoir trouvée dans un principe de composition qui présente, au premier plan, un champ labouré et, au second, un lotissement. Comme Di Fiore a aussi varié les points de vue, sa série est riche d’informations et la confrontation emblématique cède la place à une analyse de ces espaces en marges. Mais le regard fragmentaire interdit une perception plus globale des interactions entre le bâti et son environnement. C’est alors que la vue aérienne impose sa valeur documentaire. En témoigne une capture d’écran réalisée sur Google Earth par Bayol-Thémines autour de Mulhouse. Le cadrage choisi permet une analyse fine de l’interpénétration complexe des espaces et des fonctions qu’une approche de plain-pied ne pourrait démêler. On y voit notamment un quartier résidentiel, dont le niveau social plutôt élevé des habitants est indiqué par le nombre de piscines, venir se loger entre une zone industrielle et des voies de transport. De la même manière, une vue souligne l’étonnant voisinage du port aux pétroles de Strabsourg et du château de Pourtalès installé dans son parc boisé. À chaque fois, les vues obliques très plongeantes permettent de combiner perception volumétrique du paysage et compréhension cartographique de son organisation.
Que penserait Nadar de la série de Bayol-Thémines ? Y verrait-il l’accomplissement de ses ambitions ? Il faut alors revenir à son recueil Quand j’étais photographe (3). L’un des récits est consacré à ses expériences de « photographie aérostatique » dont il cernait d’emblée deux applications. La première était militaire. De fait, la photographie aérienne peut jouer un rôle stratégique ou tactique. Mais comme Nadar était un entrepreneur qui pensait, selon ses termes, au « business », il imagina surtout pouvoir vendre ses services à l’administration du cadastre. Jamais Nadar n’anticipa l’usage que pouvaient en faire les géographes. C’est d’autant plus normal que ces derniers, obnubilés par le modèle de la carte, ont mis plusieurs décennies avant de dépasser leurs réserves à l’égard de la photographie aérienne. Écrasant le relief et dépourvue d’indications conventionnelles de hauteurs, la vue verticale peut s’apparenter à une « carte muette ». Quant à elle, la vue oblique panoramique offre, certes, une vision large, mais n’est qu’un point de vue arbitraire parmi d’autres et produit, derrière les reliefs, des « espaces masqués » (4). Elle fut pourtant utilisée à partir du début du 20e siècle, notamment par les géographes français intéressés par la géographie humaine (5). Ils y virent un outil d’analyse de l’occupation du sol mais, surtout, le moyen de concilier l’abstraction de la carte et l’expérience de terrain. Paradoxalement, prendre de la hauteur n’interdit pas, bien au contraire, de saisir de plain-pied le territoire. Cela vaut pour les géographes, comme pour les photographes, qu’ils survolent le paysage en avion, pilotent un drone ou restent dans leur fauteuil.

Étienne Hatt

(1) Voir Joan Fontcuberta (dir.), La Condition post-photographique, Le Mois de la photo à Montréal, 2015.
(2) Voir Patrizia Di Fiore, Marges, Filigranes, 2011 et Danièle Meaux, Géo-Photographies. Une approche renouvelée des territoires, Filigranes, 2015.
(3) Nadar, Quand j’étais photographe (1900), Seuil, « L’école des lettres », 1994.
(4) Voir Yves Lacoste, « À quoi sert le paysage ? Qu’est-ce qu’un beau paysage ? » (1977), in Alain Roger (dir.), La Théorie du paysage en France, 1974-1994, Champ Vallon, 1995.
(5) Voir Marie-Claire Robic, « From the Sky to the Ground. The Aerial View and the Ideal of the Vue Raisonnée in Geography during the 1920s », in Mark Dorrian et Frédéric Pousin (dir.), Seeing from Above: The Aerial View in Visual Culture, I.B. Tauris, 2013.



Projet Flux Scape Commande publique « Flux Une société en mouvement“ CNAP, Ministère de la culture

L’image flux:  une histoire de spatialités entre objet politique et vecteur d’imaginaire 

Michèle Debat / Avril 2020

Les œuvres photographiques et vidéographiques de Lionel Bayol-Thémines, s’inscrivent dans le chiasme critique contemporain où l’observation du réel fait l’expérience des failles de ses outils de captation, où la collecte de données technico-scientifiques révèle les manques de leur pouvoir représentationnel, où la mise en espace  trahit  la vanité de toute interprétation. Ainsi participe t-il de cette ère du post-médium – chère au théoricien allemand des médias Peter Weibel – caractérisée par la fluidité des images, par l’équivalence et le mélange des médiums et des sources, par cette esthétique du « donné » devenu « le nouveau dogme de toute culture visuelle »  . Mais ce n’est pas sans nous rappeler – depuis Raymond Poincaré, en passant par Albert Einstein, Gaston Bachelard, puis aujourd’hui quelques anthropologues – que le réel ne donne rien qui puisse se transformer en connaissances exactes, puisque tout observant est observé à son tour : Ainsi, aucune « observation participante » , ne peut prétendre – sauf à titre politique – à une quelconque conversion en données, qu’elles soient graphiques, mathématiques ou même picturales.
Ici, le projet Flux-Scape de l’artiste, semble magistralement faire écho et en même temps détourner cette conception aussi scientifique, politique qu’anthropologique et activer ainsi nos imaginaires les plus enfouis. Dans une première série de photographies (Cartographie satellitaire Afghanistan / Pakistan), explorant les vues aériennes stockées et répertoriés par le logiciel Google Earth, le photographe extrait du flux, un ensemble d’images qu’il recompose en mosaïques colorées, où des plages abstraites côtoient des grilles graphiques au défi de nouveaux récits de l’univers. Si la cartographie a toujours été un objet – et un enjeu –  politique, elle a aussi été et reste le support de récits imaginaires. Ainsi, en est-il des trois vidéos en boucle (Data Landscape – Routes de la migration), ancrées dans un choix politique – celui des territoires traversés par les migrants, Niger, Lybie, Sicile, Afganistan, Pakistan …, mais ouvrant à des spatialités  quasi poétiques où le bleu du ciel se partage l’écran avec des espaces au rouge et ocre désertiques. C’est avec ce nouveau geste de nomadisme – tel un nouveau Stalker errant ici dans ce nouveau monde de données et de modèles issus de l’IA –  que l’artiste  interroge cette fois-ci le réchauffement climatique Pôle sud / Groenland, dans une suite de constellations d’images stellaires et planétaires, véritables fictions d’un réel spatialisé par nos inconscients algorithmiques. Ainsi se modélisent en objets politiques, les projections imaginaires de nouvelles données dont la matérialité, qui n’est plus que visualité sans visuel, dessine de manière diffuse une géographie politique des bruits du monde – ou de ses silences assourdissants.

Michelle Debat – avril 2020


Google as a medium 

Marc Lenot / Avril 2018
 

La cartographie a de tout temps été un instrument de pouvoir, de domination, de définition des normes économiques et sociales. La vision d’en haut, cet œil de Dieu sur la terre, fut longtemps l’apanage des états, mais ce pouvoir appartient aujourd’hui à des sociétés comme Google, qui, avec Google Earth, contrôle – à son profit – les moyens de rendre compte de la carte du monde. La construction de cette vue d’en haut est une manifestation d’autorité, tout comme le sont, dit Nicholas Mirzoeff1, « l’œil du maître surveillant son domaine ou celui du général regardant le champ de bataille ».
Et cette vision cartographique se traduit par la création d’une archive, c’est-à-dire, comme Jacques Derrida2  et Allan Sekula3  l’ont analysé, l’incarnation d’un système de pouvoir d’accumulation, mais aussi de définition de règles et d’un langage.
Mais la particularité de Google Earth est qu’il ne s’agit pas d’images photographiques, mais de bases de données, provenant de diverses sources et retravaillées par des algorithmes pour nous donner l’illusion d’une représentation photographique. Joanna Zylinska4 définit la photographie non-humaine comme « l’exécution d’algorithmes techniques et culturels qui régissent la fabrication et la perception des images » , et Jonathan Crary5 note que « ces images visuelles ne font plus référence à la position de l’observateur dans un monde réel et optique, mais qu’elles se réfèrent à des millions de bits de données mathématiques électroniques ; la visualité se situe sur un terrain cybernétique et électromagnétique. »5
Pour montrer comment ces algorithmes créent des images, certains artistes ont dès lors exploré les accidents dans ces bases de données, les failles, les situations à la marge, non prévues, où l’algorithme déraille.
 
1 Nicholas Mirzoeff, The Right to Look. A Counterhistory of Visuality, Durham, Duke University Press, 2001, p.2, apud Joanna Zelynska, Nonhuman Photography, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2017, p.13, ma traduction.
2 Jacques Derrida, Mal d’archive. Une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995/2008.
3 Allan Sekula, « Le Corps et l’archive », in Ecrits sur la photographie 1974-1986, Paris, Beaux-arts, 2013 [1982-1986], p.227-297.
4 Joanna Zylinska, op.cit., p.2, ma traduction.
5 Jonathan Crary, Techniques of the Observer. On Vision and Modernity in the Nineteenth Century, Cambridge (Mass.), M.I.T. Press, 1990, p.2, ma traduction.

 
Tout comme Jon Rafman6  l’avait fait avec Google Street View, l’artiste américain Clément Valla7  a récolté des anomalies visuelles dans Google Earth, des structures, ponts, autoroutes, gratte-ciels, que l’algorithme a déformés pour leur faire épouser au plus près le relief terrestre, créant ainsi des vues aberrantes, mais validées par le système.
A l’opposé de cette démarche relativement passive de flâneur récoltant et enregistrant des cartes postales de Google Earth, Lionel Bayol-Thémines prend la main et, non content d’archiver ses déraillements, il intervient dans le logiciel pour le faire dérailler. Deux des protocoles de Lionel Bayol-Thémines suivent eux aussi des démarches de récolte, mais d’une récolte très sélective. L’un, Blind Zone, s’intéresse aux zones aveugles, non cartographiées par Google Earth car présumées vides de toute information d’un quelconque intérêt, en général des étendues maritimes ou des banquises près des pôles. L’artiste s’emploie à faire apparaître ces terrae incognitae (ou maria incognita). À moins qu’une censure ne soit à l’œuvre ici et n’ait dissimulé sur ordre bases de la CIA ou équipements militaires. Son autre protocole « passif », Space, consiste à sélectionner sur la carte les seuls pictogrammes indiquant des activités commerciales ou touristiques, créant ainsi une constellation de signes dénotant consumérisme et marchandise en lieu et place de la carte physique. Même s’il ne s’agit là que de recueillir telles quelles des informations disponibles dans Google Earth, la sélectivité de sa cueillette crée du sens, géographique, historique, politique ou économique.
Son protocole Nature est bien plus actif : il consiste, en variant l’approche et l’altitude, à découvrir des zones où le logiciel de représentation bogue, où il ne représente plus le monde (même déformé comme chez Valla), mais une pure abstraction graphique composée de plaques de couleur, de formes angulaires et d’articulations désaxées n’ayant plus aucun rapport avec la réalité. Ces glitches8 de l’algorithme ne sont pas aisément décelables, ils demandent de longues explorations dans les zones de faille possible (comme les pôles), et ils sont éphémères (les programmeurs de Google étant à leur affût et s’empressant de les corriger).
 

6  Voir son projet 9 Eyes : http://9-eyes.com/
7  Voir http://clementvalla.com/work/postcards-from-google-earth/
8 Lire par exemple The Glitch Moment(um) de Rosa Menkman (Amsterdam, Institute of Network Cultures, 2011)
En ligne : https://networkcultures.org/_uploads/NN%234_RosaMenkman.pdf

 
Enfin le protocole Cities est le plus activiste, et le plus dérangeant. Bayol-Thémines exploite certains bugs de l’algorithme de Google Earth pour pénétrer à l’intérieur de bâtiments et s’y déplacer, en véritable passe-muraille clandestin, comme le Monsieur Dutilleul de Marcel Aymé9 , ou, plus malicieux, le Don Cléofas du Diable Boiteux10 . Cette géographie inversée recrée une autre forme de circulation urbaine évitant l’espace public pour se déplacer clandestinement dans l’univers privé. Elle se trouve avoir inspiré les militaires israéliens lors des opérations contre l’Intifada en 2002, notamment à Naplouse : la tactique consistant à progresser de maison en maison en perçant les murs mitoyens a été une réappropriation matérielle paradoxale, à des fins d’oppression et de contrôle, du discours sur la ville de Debord, Deleuze et Guattari, qui, eux, entendaient abattre symboliquement les murs pour libérer de nouvelles expressions sociales et politiques11 . Le protocole rebelle de détournement que Bayol-Thémines opère dans la réalité logicielle de Google Earth est une transposition virtuelle de la réorganisation « dans le dur » de la syntaxe urbaine de Naplouse : dans les deux cas, la réalité urbaine est devenue un matériau flexible, quasi fluide, et malléable au gré d’un opérateur qui vient en perturber les règles.
Car Lionel Bayol-Thémines est un perturbateur : se rebellant contre l’apparatus, le dispositif de cartographie et de représentation du monde, il le provoque, joue avec ses programmes et en fait un outil de création. Dans son travail, dit-il, « Les principes même de la photographie (point de vue, cadrage, instant décisif…) sont toujours convoqués. Je traque les erreurs de représentation du paysage, les bugs, je me sers de Google comme d’un nouveau médium de création des images, je contrains le programme à produire de l’accidentel, de l’improbable, de l’imprévu et de l’imprévisible en faisant l’expérience de ne pas respecter son protocole d’utilisation ». Cette volonté délibérée de contraindre le programme à produire de l’accidentel est en ligne avec la philosophie des photographes expérimentaux telle que la définit Vilém Flusser à la fin de Pour une Philosophie de la Photographie : « ils s’efforcent consciemment de produire des informations imprévues – en d’autres termes de tirer de leur appareil et de mettre en image quelque chose qui ne figure pas dans son programme. Ils savent qu’ils jouent contre leurs appareils »12.
 

 9 Paris, Gallimard (Folio), 1990 [1941], http://palf.free.fr/nouvelle/passe_muraille.htm
 10 Alain-René Lesage, Le Diable boiteux, Paris, Folio, 2015 [1707], http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8615750p/f11.image
 11 Voir Eyal Weizman, À travers les murs : L’architecture de la nouvelle guerre urbaine, Paris, La Fabrique, 2008

 
Dans un autre texte, Flusser définit ces rebelles comme des « envisionneurs », des imagineurs « déterminés à contrôler l’apparatus en dépit de sa tendance à être de plus en plus automatisé, et à préserver ainsi le jugement humain en dépit de l’automation »13 .
Ces concepts flussériens se déclinent aujourd’hui dans l’univers du web, grâce aux artistes que Domenico Quaranta nomme « les surfeurs professionnels, ceux qui collectent, réorganisent, taguent, remixent, manipulent et redistribuent le contenu d’Internet, le rendant moins mathématique et plus aléatoire […] ceux qui vont à l’encontre de la base de données, perçue comme une structure de pouvoir inhumain, et qui décrivent, critiquent et défient sa dynamique, libérant ses contenus de leur catégorisation contraignante, et les réagrégeant sous de nouvelles formes, tout comme Aby Warburg le fit avec les images et les livres »14 .
A ceci près que, contrairement à bien des artistes exploitant ces bases de données15, Bayol-Thémines est non seulement un archiviste et un éditeur (deux fonctions clés de l’artiste en ces temps « d’obésité visuelle »16) mais aussi un activiste, un perturbateur, un disjoncteur, un détourneur, un distorteur de représentation. Il réalise, dit-il « une expérience sur la nature du médium photographique et une investigation sur les mécanismes de diffusion des images sur internet », c’est-à-dire sur la manière dont le système appréhende le monde et dont les images qu’il produit automatiquement nous contraignent. La liberté humaine n’a plus guère de place au sein de dispositifs automatiques, programmés et programmant comme Google Earth : seuls des artistes comme Lionel Bayol-Thémines peuvent tenter de ménager un espace de liberté dans ce monde dominé par les apparatus, « seule forme de révolution qui nous soit encore ouverte »17.
 
Marc Lenot
 
12 Belval, Circé, 2004 [1983], p.84.
13 Vilém Flusser, Into the Universe of Technical Images, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011 [1985], p.19.
14 Domenico Quaranta, Collect the WWWorld. The artist as archivist in the Internet Age, Brescia, LINK Center for the Arts of the Information, 2011, p.16-18 (catalogue d’exposition), ma traduction https://monoskop.org/images/6/6b/Quaranta_Domenico_ed_Collect_the_WWWorld_The_Artist_as_Archivist_in_the_Internet_Age.pdf
15 Voir en particulier Marisa Olson, “Lost Not Found: The Circulation of Images in Digital Visual Culture”, in Charlotte Cotton & Alex Klein (eds.), Words Without Pictures, Los Angeles / NYC, LACMA / Aperture, 2009, p.274-287.
16 Joanna Zylinska, op.cit., p.45, ma traduction.
17 Vilém Flusser, Pour une Philosophie de la Photographie, op.cit., p.85 (phrase finale du livre).


Projet Silent Mutation (Post anthropocène) + Post Natural Landscape

Le paysage réinventé 

Albertine Dasilva / décembre 2016
 
À quoi se réfère-t-on lorsque l’on représente un paysage ? Depuis plusieurs années, le philosophe Philippe Descola étudie cette question par le biais d’une approche anthropologique. Selon lui, « cette notion renvoie à deux niveaux de réalité distincts, mais difficiles à dissocier. Une réalité
« objective », une étendue d’espace offerte à la vue, qui préexiste donc au regard susceptible de l’embrasser (…), et une réalité « phénoménale »1, puisqu’un site ne devient paysage qu’en vertu de l’œil qui le capte dans son champ de vision et pour lequel il se charge d’une signification particu- lière.» Cette seconde approche semble particulièrement pertinente au regard du travail de Lionel Bayol-Thémines, le paysage s’y révélant, « comme expression d’une expérience interne combinant des stimuli visuels et des schèmes de représentation.»2 Ces « stimuli visuels » , ces « schèmes de représentation » semblent dans son cas être ceux d’une époque où l’image prolifère, d’un monde su- rindustrialisé et hyperconnecté, profondément ébranlé par l’usage des nouvelles technologies dans tous les domaines de la vie, où les échanges d’informations se font à la vitesse de l’éclair et où les transactions commerciales et financières sont désormais gérées par des ordinateurs ultra rapides que nous percevons, dans nos pires cauchemars, comme une menace pour notre survie. Comme l’a écrit André Rouillé dans un éditorial consacré à Bayol-Thémines3, son travail est « en  résonance  avec l’état présent d’un monde devenu insaisissable de manière unitaire, et impossible à totaliser. Un monde où se juxtaposent des temps, des vitesses et des espaces, et où l’un des enjeux de la création est de tracer des chemins dans le chaos… »
 
Loin d’une vision contemplative, romantique ou documentaire, les premières séries de l’artiste regroupées sous le titre Silent Mutation, Post Anthropocène se développent selon une approche purement spéculative. À quoi pourrait ressembler le monde après l’Anthropocène, cette ère de l’histoire terrestre qui succède à l’Holocène dans l’échelle des temps géologiques et qui fait de l’Homme une « force tellurique » majeure, tant ses activités ont impacté et bouleversé l’écosystème? Pour générer cette représentation fictionnelle d’un monde transformé, d’où l’espèce humaine a définitivement disparu, il était logique de faire appel à l’informatique, sur laquelle repose désormais l’ensemble des activités et des savoirs de l’humanité. Entre visions post-apocalyptiques et images virtuelles, les étranges paysages de cette série ont été générés par l’association de la photographie et de  la  création 3D, outils somme toute ordinaires pour tout artiste visuel aujourd’hui. Cependant, il faut noter que Lionel Bayol-Thémines en fait un usage singulier et que c’est lui qui a réalisé les prises de vues originelles qu’il a par la suite modifiées pour générer la représentation de « réalités nouvelles » : l’ablation, l’accumulation, le transport de matière sont ici le fait de manipulations dans   la  structure interne des images que constitue leur code numérique. La  procédure d’intervention sur le codage des photographies met d’ailleurs en évidence le fait que ce que l’on pourrait compren- dre – et pas nécessairement voir – comme des altérations de l’écosystème résulte avant tout des activités humaines caractéristiques de l’Anthropocène. Cette vérité attestée par nombre d’études scientifiques, une simple photographie ne pourrait pas nous la montrer, le réchauffement climatique n’étant pas perceptible à l’échelle de la vie d’un individu. Vidées de toute présence humaine, les
 

1.Philippe DESCOLA, « Anthropologie de la nature », L’annuaire du Collège de France [En ligne], 112 | 2013, mis en ligne le 22 novembre 2013, consulté le 28 mars 2016. URL : http://annuaire-cdf.revues.org/737
2.Ibid.
3.André Rouillé: « Ceci n’est pas un photographe », Paris-Art.com, n°418, 8 juin 2013


images méticuleusement élaborées par l’artiste donnent à voir une nature artificielle, comme pour matérialiser la «dénaturation» de l’environnement résultant de l’activité humaine intensive, ou encore mettre en évidence des mutations invisibles – conséquences des pollutions industrielles, de l’impact environnemental des biotechnologies, des émissions radioactives, ou encore des bouleverse- ments climatiques qui engendrent d’improbables jungles dans des zones tempérées (Lowland, 2013- 2014). L’éventail des catastrophes se met ainsi en place lentement mais sûrement, des tsunamis numériques (Tsunami et Iceland, 2014) aux pluies acides pixellisées génératrices de smog (Beyond the time, 2015), des parcelles de terre pétrifiées (Safe Land et Fossil Territories, 2014) aux paysages brinquebalants issus d’une géomorphogenèse torve, viciée par un algorithme corrompu (Geodesy, 2015).
 
Au-delà d’une approche singulière et très expérimentale de la photographie numérique, les productions de l’artiste prennent des formes diverses : images photographiques classiques mais  aussi livres d’artistes, volumes et installations. Dans les œuvres de Bayol-Thémines, la plasticité de l’image ne s’exprime pas seulement dans sa structure interne – son code – et donc dans ce qu’elle représente, mais aussi dans sa matérialité, la forme dans laquelle elle s’incarne.
 
Déployant des photographies dans un volume, l’installation High Land (2015) se présente comme l’exploration d’une autre perspective de la vue de montagne, elle la montre sous un angle inattendu, à l’instar du peintre Gustave Courbet lorsqu’en 1877 il représenta son Panorama des Alpes4. Vue de profil, l’oeuvre évoque une forme d’onde, comme si la menace des changements clima- tiques se propageait symboliquement vers des territoires encore épargnés. Loin d’une invitation à la contemplation, ou de la révélation « d’un point où [l’oeil] pourrait se reposer avec plaisir » comme l’a écrit Hegel dans son Journal de voyage dans les Alpes bernoises5, le recours au volume permet égale- ment à l’artiste, au delà des manipulations numériques, de bousculer la représentation traditionnelle de la montagne – celle qui façonne notre regard – et de perturber les conventions qui gouvernent notre perception du paysage. Ce faisant, il questionne le spectateur selon une approche spéculative
– comme évoqué précédemment – et remet en question un certain académisme photographique où les épreuves sont toujours sagement encadrées pour être présentées au mur, comme si un espace d’exposition ne pouvait offrir d’autre possibilité qu’un face-à-face mural pour regarder une image. Dans une autre installation, Into The Cloud, (2013), des photographies fragmentaires du  ciel ont été marouflées sur de gros cubes enchevêtrés de manière chaotique, tels des pixels géants tout droit sortis d’un écran. On peut à nouveau y voir la volonté de l’artiste de donner une matérialité à des images qui n’en ont pas, tout comme l’objet qu’elles représentent – le ciel – est quelque chose d’intangible, mais aussi le désir de partager une expérience sensible ; le ciel qui ouvre les horizons sur une liberté absolue, sur l’espoir ou la transcendance, se trouve désormais emprisonné dans le pixel.
 
Si ce premier volet d’oeuvres regroupées sous le titre Silent Mutation Post Anthropocène s’articule autour de l’idée d’une mutation du paysage qui serait induite par l’activité humaine sur l’environnement, dans un second corpus, l’artiste évoque les espaces naturels selon d’autres
 

4Gustave Courbet, Grand panorama des Alpes, les Dents du Midi, 1877. Huile sur toile, 151.2 x 210.2 cm.
5G.W.F. Hegel, Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises (du 25 au 31 juillet 1796). Traduction de Robert Legros et Fabienne Verstraeten, à partir de Rosenkranz, G.W.F. Hegels Leben, Berlin, 1844, Millon Jerome ed.


modalités, d’autres « schèmes de représentation », pour reprendre les mots de Philippe Descola cités plus haut. A priori plus ludiques, mais aussi plus formels, ces travaux semblent tendre vers la décoration, mais ne posent pas moins la question du regard et de la perception d’un point de vue plus phénoménologique.
 
Ainsi, dans la série Optical Camouflage (2015), l’artiste s’inspire des camouflages optiques des bateaux de la guerre de 14-18 qui brouillaient toute possibilité d’observation6 . Leurs formes – lignes brisées, losanges, croix, soit des dessins géométriques relativement simples – ont été apposées sur des photographies de feuillages ou de paysages minéraux, forçant l’œil à lutter contre le phénomène de persistance rétinienne pour les visualiser. Seul un point de vue très rapproché permettrait de percevoir la subtilité des détails et des gammes tonales de la végétation ou des roches cachées derrière le motif. Mariant structures géométriques et photographies de la réalité, ces pièces gé- nèrent également des phénomènes de modulation et d’ondulations optiques semblables aux effets recherchés par les artistes du Op Art, des trames de François Morrelet aux peintures en noir et blanc de Bridget Riley. C’est donc ici l’expérience perceptive et la question même du voir qui entrent en jeu.
 
Mais l’idée du camouflage se prolonge dans une seconde série, Nature Under Camouflage (2015), dans laquelle des espaces naturels semblent cette fois s’embusquer les uns dans les autres : les images ont été construites par « empilement numérique » de photographies qui se dévoilent mu- tuellement à travers des découpes de motifs empruntés aux camouflages de tenues militaires issues de différentes époques et origines géographiques. Ces motifs, rappelons le, ont pendant longtemps tiré leur configuration des formes trouvées dans la nature – feuilles, roches, taches, pelages de félins
– liées à différents climats – tempéré, aride et arctique – avant de se pixelliser dans les années 2000, l’efficacité du camouflage étant liée à la distance d’observation de l’ennemi, considérable- ment accrue aujourd’hui grâce à l’usage militaire des technologies numériques. Curieusement, dans  le travail de Bayol-Thémines, la nature semble toujours pénétrée – pour ne pas dire contaminée – par le numérique, tant au niveau de sa représentation que des références mises en jeu ou du processus de production. Les paysages recombinés de Nature Under Camouflage créent de nouveaux espaces, des puzzles improbables où le regard cherche des points d’accroche. Si cette idée de montrer et de cacher simultanément un espace naturel relève du jeu, on peut se demander si à travers les frag- ments émergeant des différentes strates de l’image, ce n’est pas précisément la mémoire du site qui serait révélée, comme si l’artiste, tel un archéologue du paysage, cherchait à condenser en une seule représentation plusieurs époques d’un même lieu. Ces palimpsestes paysagers ne seraient alors là que pour nous rappeler que la nature est une entité en perpétuelle mouvement, ni saisissable, ni fixable par une seule et unique représentation : une sorte de « cubisme photographique » qui fusionnerait  en une seule image non pas des points de vue multiples captés simultanément, mais une même vue saisie à différents moments. Le  camouflage militaire, fut d’ailleurs inventé par un  peintre, Guirand de Scevola, lors de la première guerre mondiale, qui s’inspira très largement de la peinture cubiste.
 
Finalement, le motif semble s’installer comme un leitmotiv dans le travail de Bayol-Thémines, comme en témoigne sa dernière série, Nature Pattern (2016). Dans ce travail, de nature expérimentale
 

6L’utilisation du langage militaire fut d’ailleurs au centre des préoccupations de l’artiste, notamment dans son précédent projet Human language (2012-2013)
 
comme les précédents, la représentation picturale est abordée selon une stratégie très différente. Dans chacune des images, l’artiste décline un motif issu de photographies trouvées sur le web ou encore de prises de vues in situ (il s’agit le plus souvent de photographies de montagnes fragmentées et modifiées) reconfigurées numériquement de sorte que le motif finit par se perdre à force d’être répété, disparaissant au profit de la structure finale. Seule une observation rapprochée permet d’en percevoir les moindres les détails et d’attester que l’on a bel et bien affaire à la répétition d’une représentation photographique, car face à de telles compositions, on a à première vue la sensation de voir du papier peint. S’il est vrai que la représentation du paysage, avant d’être un sujet pictural, fut pendant longtemps un genre mineur qui avait une vocation ornementale et était utilisé comme décor mural, en particulier dans les tombeaux et les palais pendant l’Antiquité, les images de cette série évoquent plutôt la peinture extrême orientale : assemblage d’éléments indépendants séparés par du vide dans un même espace pictural, point de vue situé à l’infini optique. Le paysage n’est plus représenté à travers le paradigme tant attendu de la « fenêtre ouverte sur le monde », mais plutôt selon le modèle du scanner à plat, où l’ensemble de l’image est balayé dans des instants successifs, sans qu’un point de vue unique ne  soit privilégié par rapport aux autres. La  perspective résultant  de la conception de ces « vues » exclut le spectateur qui se trouve maintenu à distance et mis en demeure de se questionner sur le sens de cette représentation hors norme. L’artiste quant à lui, semble s’amuser de ce travail sur le clonage et le déplacement du motif, où le hasard et les erreurs générées par le code informatique trouvent une place non négligeable. Comme le peintre allemand Sigmar Polke, Lionel Bayol-Thémines traque les accidents et les ratages. Ce sont eux précisément qui vont remettre en cause l’ordre visuel et rendre l’image subversive. Mais dans son cas, l’alchimie est numérique.
 
En questionnant les formes du paysage, réelles ou fictives, avec les outils de son époque que sont les logiciels de traitement d’image, Lionel Bayol-Thémines travaille sur le rapport de fascina- tion que l’homme entretient depuis toujours avec la  nature, et  en  particulier la  montagne… Loin   de céder à une vision romantique, contemplative, idéalisée ou documentaire, cet artiste ouvre une voie encore peu explorée actuellement par les photographes ; avec chaque nouvelle série d’images,  il semble vouloir repousser toujours plus loin les limites de la  représentation paysagère mais aussi  les possibilités offertes par les outils numériques. A  contresens des modèles conventionnels et  de  la voie documentaire tant explorée par les photographes de ces dernières décennies, il nous convie   à promener notre regard dans une nature réinventée, à faire l’expérience d’un paysage fantasmé, chargé d’une histoire des représentations mais également profondément marqué par l’état d’un monde menacé ; son rapport à la photographie semble finalement le reflet de notre manière d’être au monde… Outre le désir de construire une « anthropologie fictionnelle du paysage », selon ses propres mots, le travail de l’artiste dénote un jeu discret avec une histoire des codes visuels et de l’abstraction, une tendance à recycler les photographies déjà existantes – comme le font tant de créateurs à l’ère de la post-photographie – et un goût prononcé pour les tours de passe-passe nu- mériques. Si l’oeuvre de Lionel Bayol-Thémines est résolument contemporaine tant dans les moyens techniques et conceptuels quelle convoque, elle laisse aussi au spectateur la liberté d’y promener son regard et peut se parcourir comme une véritable immersion poétique.
 
Albertine Da Silva


Projet Silent Mutation (Post Anthropocène)

Et il invente le paysage… 

Claire Tangy / Janvier 2017
 
« … Avant d’être un spectacle conscient, tout paysage est une expérience onirique. On ne regarde avec une passion esthétique que les paysages qu’on a d’abord vus en rêve »
 
« …le pays natal est moins une étendue qu’une matière ; c’est un granit ou une terre, un vent ou une sécheresse, une eau ou une lumière. C’est en lui que nous matérialisons nos rêveries ; c’est par lui que notre rêve prend sa juste substance… »
 
Gaston Bachelard « L’eau et les rêves ».
 

Les photographies de Lionel Bayol-Thémines frappent, en ce sens qu’elles agissent sur l’œil comme un signal fort, incontournable. Elles suscitent chez celui qui les observe, fascination, tout autant que questionnement et sentiment d’étrangeté. Que sont ces images ? De quels paysages sont-elles la mémoire ? De quelles fictions sont-elles les témoins ?
Là, une falaise enherbée surplombe calmement une mer aux tons gris/bleu, tandis que des formes vertes et acérées – herbes ou aiguilles ? – flottent dans le ciel, menaçant à l’évidence l’ordre des choses. Ces formes ne sont d’ailleurs pas sans évoquer les visions qui surgissent à la surface de l’œil lorsqu’on l’a frotté ou plissé trop fortement. En ce sens, le champ qu’elles occupent dans l’image répond difficilement au classement habituel de la perspective paysagère. On ne peut à proprement parler de premier plan, mais de prépondérance. Un peu comme si l’élément ajouté était la projection, au sein de l’image objective, d’une forme inhérente à notre vision. C’est en tout cas de l’ordre du débordement, de la sortie de route.
Quel est ce tsunami neigeux qui se superpose au sable humide d’une plage à marée basse ? A l’endroit précis où la jonction s’opère entre sable et neige, nos repères vacillent. L’œil discerne cependant les deux registres de représentation, celui qui documente le réel et celui qui l’invente. Il se plaît à vagabonder de l’un à l’autre, puis revient à la zone de frottement entre les deux, comme s’il cherchait à décoller la croûte neigeuse, à glisser un doigt dessous, ainsi qu’on procéderait pour soulever un couvercle et découvrir ce qui se cache dessous. Inconfort de la vision. Incertitude quant à l’objet regardé. Mais aussi fascination et sensualité de la matière. Que ce soit la vapeur d’eau cotonneuse du nuage, le crémeux de la neige artificielle, la rugosité de la roche, l’humidité du sable, tout autant que la prolifération verte et mousseuse des algues, lisse et artificielle, la matière est exacerbée comme une composante émotionnelle du paysage. La force des images inventées par Lionel Bayol-Thémines tient autant à la clarté de leur composition, qu’à leur portée paroxystique. Sensation que les éléments débordent, sortent du cours prévu d’un ordre qui pourrait bien être révolu. Allant jusqu’à pousser la photographie à sortir de sa dimension propre pour devenir volume.
L’artiste ne cherche pas à fondre l’artificiel dans le réel, à passer sous silence – à des fins d’enjolivement – son processus de fabrication.  Bien au contraire il rend apparent, avec une certaine brutalité, le récit de cette élaboration, faisant écho en cela à la façon dont l’activité de l’homme métamorphose le paysage. Il façonne ses images, par ajouts ou retranchements, puisant dans la matière numérique-même de l’image photographiée, le matériau nécessaire à la construction de sa vision. Ce faisant, il fabrique un paysage, qui est autant vrai que faux, de l’ordre du mirage ou de l’apparition. La capacité de Lionel Bayol-Thémines à inventer le paysage et les modalités de sa représentation, tout autant que sa façon d’y intégrer les  inquiétudes dont il est l’objet – la mutation silencieuse –, l’inscrivent fortement dans son époque.
 
Claire Tangy